Changer de vie : les bifurcations vers l’agriculture au Québec

Au Québec, on observe un nombre croissant d’installations de « néo-agriculteurs », comme en France, Italie, Chine, ou aux États-Unis. Mélissa Moriceau (université de Montréal) consacre une thèse de sociologie à ces « bifurcations », réorientations et reconversions. Elle s’appuie sur des entretiens menés en 2020 auprès de 61 exploitants de différents âges, origines (ville ou campagne), orientations productives, et anciennetés dans le métier. Ceux-ci ont été sélectionnés suivant trois critères (figure ci-dessous) : une installation sans ancrage familial, dans le cadre d’une deuxième carrière en rupture avec la formation initiale et d’un réel projet professionnel (exclusion des projets visant l’autoconsommation).

Critères de sélection des agriculteurs interrogés

Source : thèse de M. Moriceau

Plusieurs éléments rendent aujourd’hui ces reconversions moins improbables et plus désirables. En premier lieu, la population agricole québécoise vieillit et le débat sur la « relève agricole » accorde une place importante aux nouveaux venus. L’agriculture diversifiée, portée notamment par Jean-Martin Fortier (personnalité médiatique), est de plus en plus populaire. La crise du Covid-19 a aussi prolongé un mouvement de revalorisation du métier, lié à la crise écologique, en mettant en avant ces « travailleurs essentiels », désormais mieux reconnus socialement. Les barrières à l’entrée (prix des terres et quotas) expliquent des installations le plus souvent sur de petites surfaces, en maraîchage et en élevage, en production biologique, avec une commercialisation en circuits courts. Même si l’ampleur de ces mobilités n’est pas chiffrée, la thèse fournit d’intéressants éclairages sur les motivations et les étapes du processus.

Un script commun se dégage : formulation du projet, puis mise à l’épreuve et, enfin, choix du maintien ou pas dans l’agriculture (voir une étude convergente, en France). Trois profils sont distingués par l’auteure. Les « entrepreneurs », mieux dotés économiquement, bifurquent par défi, pour réaliser un désir d’indépendance et réussir économiquement. Les « activistes » s’engagent par le travail et défendent un modèle de société. Les « terriens » veulent faire l’expérience d’une vie « proche de la nature ». Certaines installations ont lieu immédiatement après les études ; d’autres après 40 ans et une carrière déjà bien remplie. Les aspirations et la rudesse de l’ajustement avec la réalité du métier diffèrent. Les plus jeunes dépendent des subventions, ce qui tend à standardiser leurs projets, tandis que les plus âgés peuvent auto-financer une installation plus en rupture avec les modèles agricoles dominants. Dans tous les cas, « le sens de la reconversion évolue au fil du temps », et deux mécanismes d’ajustement sont repérés : l’un consiste à « sublimer la vocation et transformer des difficultés en choix de vie » ; l’autre à reformuler l’idéal du travail et à accepter des compromis entre valeurs, ressources et contraintes.

Florent Bidaud, Centre d’études et de prospective

Source : université de Montréal

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