J.-N. Jouzel, G. Prete, L’agriculture empoisonnée. Le long combat des victimes des pesticides, Presses de Sciences Po, 2024, 286 pages

 

Le titre de cet ouvrage est trompeur. Là où on pourrait attendre un réquisitoire contre l’agriculture conventionnelle, les deux sociologues présentent une enquête détaillée, sans pathos, sur l’émergence de Phyto-victimes, première association française d’agriculteurs victimes des pesticides. Un prologue rappelle que ces produits, « par définition toxiques », ont toujours « fait l’objet de politiques publiques visant à prévenir leurs effets nocifs pour la santé ». Mais les effets chroniques (expositions à petites doses sur de longues périodes, mélanges) restent mal connus, et il a fallu attendre les années 1990 pour qu’ils soient confirmés par l’épidémiologie (voir un précédent billet).

Les auteurs retracent ensuite la création de l’association, en 2011. Les récits de vie des membres fondateurs éclairent le moment de prise de conscience et d’interrogation. Le rôle des femmes, souvent chargées de la santé de la famille, est décisif. Cancers, hémopathies, etc., se déclarent lentement et le lien avec le travail est difficile à établir. Les malades trouvent peu de soutiens dans les mondes agricole et médical. D’abord isolés, ils réunissent des informations, rentrent en contact, mais conscients de leur part de responsabilité (quand ils ont mal appliqué les consignes), il leur est difficile de se penser comme victimes.

C’est l’intervention d’acteurs extérieurs (Générations futures, journalistes, avocats impliqués dans le dossier de l’amiante, etc.), qui précipite la création de Phyto-victimes. L’association s’autonomise rapidement, en accord avec les valeurs et les objectifs de ses membres. Ceux-ci sont surtout des exploitants convaincus de l’utilité des pesticides. Ils ciblent les firmes du secteur phytosanitaire, accusées de mal informer, mais ils refusent d’être enrôlés dans une dénonciation radicale.

Après des coups d’éclat qui positionnent l’association dans le paysage médiatique, ce discours « critique mais modéré » est bien reçu par les pouvoirs publics. Phyto-victimes participe à des groupes de travail (procédures de reconnaissance, actions de prévention en lycées agricoles, etc.). Elle s’institutionnalise, recrute, gagne des procès, « trouve sa voix ». Mais certains sujets restent « délicats ». Ainsi, la défense des salariés et la prise en compte des riverains sont sources de tensions internes. Et l’association ne s’est pas engagée dans la recherche scientifique. Enfin, l’imbrication entre engagement et vie de famille, au principe de l’entrée dans l’action, peut aussi pousser à en sortir, ou à modérer les revendications quand il s’agit de transmettre l’exploitation à ses enfants. Signalons que le livre a fait l’objet d’un épisode de « La suite dans les idées », sur France Culture.

Florent Bidaud, Centre d’études et de prospective

Source : Presses de Sciences Po

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