Agriculture numérique, outils d’aide à la décision et promesses d’écologisation des pratiques

Dans des interventions et publications récentes, plusieurs chercheurs en sciences sociales s’interrogent sur les usages du numérique pour faciliter les transitions agro-écologiques. Tout d’abord, le géographe T. Martin et l’économiste E. Schnebelin (Inrae) analysent les discours qui accompagnent la diffusion de ces innovations. Leurs résultats ont été présentés dans le séminaire « Critique de l’intelligence artificielle ». Selon eux, l’agriculture numérique est une « promesse technoscientifique » parmi d’autres, cherchant à relégitimer un productivisme fortement mis en cause pour ses impacts environnementaux et ses effets de « dépendance » des agriculteurs aux intrants, aux fournisseurs, etc. (voir à ce sujet un débat sur France Culture et un précédent billet). Les discours dominants agencent différentes composantes : inquiétudes concernant l’avenir, diagnostics sur la compétition internationale, crédibilisation par des alliances avec les acteurs du secteur agricole, etc.

De son côté, C. Heimstädt (Mines Paris, PSL) s’intéresse, dans sa thèse, à la trajectoire d’une start-up allemande qui a développé un outil d’aide à la décision (OAD) sur smartphone pour le diagnostic de santé des plantes. Le sociologue montre comment, partant d’une ambition écologique forte (conseil sur les alternatives aux pesticides), le projet s’est réajusté au fil des étapes de conception, de levée de fonds, de prototypage et d’industrialisation, explorant un nombre de plus en plus limité de pistes pour réussir le changement d’échelle et « extraire une rente ». Le réseau sociotechnique qui soutenait l’entreprise s’est lui aussi modifié, ainsi que le positionnement sur le marché des produits phytosanitaires, de telle sorte que l’application a finalement été mise au service de grossistes en pesticides en Inde. L’auteur suggère alors que l’innovation promue par le capital-risque tend en général à rejoindre le giron des groupes d’agrofournitures.

Enfin, E. Schnebelin a enquêté sur les trajectoires d’écologisation des exploitations en grandes cultures et en viticulture en Occitanie. Sa thèse montre notamment que les usages de ces technologies numériques sont principalement tournés vers une « industrialisation » plus poussée de la production (sous-traitance, contrôle des salariés), vers l’intégration dans les chaînes de valeur et la conformité à des réglementations (traçabilité). Ils n’accompagnent que marginalement des changements systémiques. Dans une conférence centrée sur les agriculteurs en production biologique, l’auteure précise pourquoi ceux-ci utilisent peu les technologies de précision, sans être rétifs au numérique en général, puisqu’ils utilisent largement les opportunités offertes par les réseaux sociaux, par exemple pour la commercialisation. Pour eux, les technologies de précision sont moins adaptées à leurs pratiques car ciblées sur l’optimisation des intrants utilisés en agriculture conventionnelle. Elles trouvent en revanche leur place sur de grandes exploitations qui se convertissent au bio.

Florent Bidaud, Centre d’études et de prospective

Sources :  Séminaire « Critique de l’intelligence artificielle »Environmental Science & PolicySéminaire Metabio (Inrae)

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