Les métamorphoses du gras. Histoire de l’obésité du Moyen Âge au XXe siècle, Georges Vigarello

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Enfermés dans le présent de nos existences et dans l’actualité immédiate des États qui nous gouvernent, nous en oublions le temps long de l’histoire et la parenté des siècles passés avec les problèmes publics d’aujourd’hui. Cette cécité concerne tout particulièrement les questions alimentaires, que nous croyons nouvelles, modernes, presque nées de la dernière pluie, alors qu’elles sont immuables et consubstantielles à toute vie en société. C’est ce que montre cet ouvrage de G. Vigarello, réédité dans une version de poche accessible à un large public. Il y fait une analyse chronologique fine de l’évolution des regards et des jugements portés sur l’obésité.

Ces regards ont changé au gré des époques, des rapports sociaux, des sensibilités et des découvertes scientifiques. Le gras n’a pas toujours été dénoncé. Fut un temps, au Moyen Âge, où il symbolisait la puissance, l’ascendance, la réussite et le prestige. Puis ce « glouton médiéval », progressivement stigmatisé, devint un « balourd » à la Renaissance, mou, maladroit, incapable. Plus tard, le XVIIIe siècle insista sur l’irritabilité, l’impuissance et la perte de sensibilité des obèses ; il préconisa divers régimes inédits et, surtout, différencia un profil masculin (aux rondeurs acceptées) et un profil féminin (à qui cette tolérance était refusée). Face au « ventre bourgeois », le XIXe siècle positiviste se préoccupa d’ausculter, peser et comparer les gros, sur fond de nouvelle « théorie énergétique » de la nutrition. Au siècle dernier, l’avènement des loisirs, les avancées médicales, un rapport différent à l’intime et à la nudité, de nouvelles modes vestimentaires, l’individualisme et l’introspection psychique, etc., contribuèrent à un déplacement des valeurs et des inquiétudes. Les années 1920 et 1930 glorifièrent l’allure athlétique, la décennie 1970 vanta la souplesse et la minceur, puis commença le grand règne de l’entretien de soi et de la diététique, et même de la médicalisation de l’alimentation, avec son cortège de nouveaux « maux », « pathologies », « maladies » et « médicaments ». Dorénavant, l’obèse parle, détaille son malheur, confie ses souffrances aux médias, et est pris en charge par des professions et des politiques publiques voulant son bonheur privé au nom de l’intérêt général.

Comme Vigarello le rappelle en conclusion, la condamnation du gros domine fortement l’histoire de l’obésité. Les ressorts de cette condamnation changent avec le temps, ce qui justifie pleinement le recours à une approche historique. Culte des apparences, surveillance des contours, refus des laideurs n’ont pas cessé de se renforcer, pour aboutir à la condition corporelle contemporaine, qui à son tour demain sera dépassée…

Bruno Hérault, Centre d’études et de prospective

Lien : Éditions du Seuil

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